Rendez-vous à l’est de Paris, dans une maison où elle s’est installée il y a cinq ans. Il pleut des cordes ce samedi après-midi, mais le visage rayonnant qui nous ouvre les portes de son intérieur conjure instantanément la morosité du dehors.
L’interview aura lieu dans le salon. «Un café? Du sucre?» Peu d’œuvres alentour. Aucune ne ressemble a priori aux figures actuellement exposées à la galerie GNG; humaines, animales, végétales, plus ou moins réalistes, quoique toutes issues d’une palette vaporeuse. «Je ne vis pas avec mes créations – à part quelques-unes accrochées dans le bureau de mon compagnon – mais avec des images de Sarah Moon. Je ne me lasse pas de leur secret et de leur beauté», explique Anouk Grinberg, se relevant pour aller chercher de quoi fumer.
Une complicité de longue date avec Sarah Moon
Il faut dire que la photographe joue un rôle de premier plan dans la carrière artistique de la comédienne. C’est Sarah Moon qui cosigne son dernier accrochage, sur deux niveaux, jalonné de broderies contrastées, de paysages obscurs, de portraits parfois indistincts, énigmatiques. «Nous avons recherché des associations tranchantes comme des silex, un rythme intérieur; mélangé humeurs et couleurs.» C’est encore elle, son amie de toujours, qui lui a présenté le commissaire d’exposition Louis Deledicq, il y a une vingtaine d’années. «Je lui ai montré une centaine de dessins. Il a regardé très vite et dit qu’il n’y en avait que deux vrais. Ces cinq minutes ont été un fabuleux détonateur, qui m’a permis d’entrer dans mon propre monde sans jamais plus le maquiller.» Elle dépose une pincée de tabac sur une feuille de papier à rouler.
«Je tais des choses, afin de pouvoir les transcrire sur la feuille»
Trois mois plus tard, seconde tentative, avec deux grands cartons à dessins sous le bras. Une fois de plus, Sarah Moon et son mari disparu en 2017, l’éditeur, galeriste et producteur Robert Delpire, étaient là. «Avant, j’étais prisonnière de quelque chose qui faisait que mes dessins étaient fabriqués. J’ai cessé d’avoir peur de moi, des émotions qui me traversent. Et ça, c’est génial. On entre alors dans un espace pétri de contradictions. Je ne suis plus gênée d’être lumineuse une minute et sombre celle qui suit.» Et Deledicq, convaincu, de lui consacrer un premier accrochage.
«Quand je peins, je ne pense pas à la réception. Je suis seule dans ma tête…»
Anouk Grinberg, qui allume enfin son briquet, nous confie avoir toujours dessiné. «Seulement, c’est devenu, au fur et à mesure, une nécessité plus impérieuse que de manger. Je vois, je respire dessin. Je tais des choses, afin de pouvoir les transcrire sur la feuille. Le lâcher-prise est propice aux accidents dont il faut profiter pour exprimer quelque chose qui n’est pas un message. Si je voulais faire les dessins que je fais, je ne pourrais pas. Il n’y a pas d’intention préalable. L’inconscient est mon ami», explique la comédienne qui profite au maximum de son temps libre, entre et pendant les tournées, les tournages, pour coucher les «flashs» qu’elle reçoit sur divers supports (papier, toile…).
Se reconnecter à l’humanité
Alberto Giacometti, Henri Matisse, Jean Dubuffet (hormis sa dernière période), Nicolas de Staël, Amedeo Modigliani, Andrea Mantegna comptent parmi ses sources d’inspirations. Pourquoi? «Ce sont des artistes qui m’attrapent. La peinture est une source de paix pour moi qui suis souvent au service des mots, or je quitte volontiers ce territoire pour voguer vers des contrées plus muettes. Ces heures solitaires me reconnectent malgré tout à l’humanité silencieuse des individus, des bêtes, de la nature.» Première bouffée de tabac…
Si elle ne crée pas dans cette optique, exposer demeure un cadeau à ses yeux. «Quand je peins, je ne pense pas à la réception. Je suis seule dans ma tête. Pourtant, c’est vraiment incroyable de pouvoir partager de l’indicible avec des gens, de leur ouvrir les portes d’un espace intime, et qu’ils s’ouvrent en retour à vos œuvres.» Son regard se perd au loin.
«J’assume de ne pas être une bonne élève»
Quand elle peint, elle ne se considère pas peintre. Quand elle joue, elle ne se considère ni actrice ni comédienne. «Quoi que je fasse, j’essaie de ne pas m’identifier à moi-même. C’est une ruse de l’esprit pour se sentir libre. Quand j’essaie de dégager cet espace de liberté pour moi, tout est permis. J’assume de ne pas être une bonne élève», explique l’autodidacte qui s’est tournée vers un calligraphe, pour mieux détourner ses gestes; vers une couturière ensuite, pour mieux revisiter ses points. Lorsqu’elle écrit, Anouk Grinberg essaie d’agir tout aussi librement. Chaque activité sollicite chez elle «un autre cerveau». «Parfois, quand je passe de l’un à l’autre, la porte ne s’ouvre pas, parce que je n’ai pas su trouver l’accès à cette chose qui veut se dire en moi et qui n’a pas de mots.» Elle approche le pétun de sa bouche pour l’en éloigner, soudain.
Dessin, pastel, encre de Chine, aquarelle, broderie, autant de techniques qui se croisent à la galerie GNG. Quid de la sculpture? «J’ai déjà modelé et cuit de la terre, joué avec des fils de fer. Si j’en avais le temps et la force, je travaillerais la pierre. C’est beau de ciseler, taper, taper…» Ses mains semblent façonner l’air… «Parfois, l’œuvre se cache déjà dans la matière; il suffit de retirer une «première peau» pour faire apparaître l’ADN de ce qui se construit. L’artiste fait sans faire, en somme.» Elle éteint sa cigarette.
Anouk Grinberg
Du 5 décembre 2023 au 13 janvier 2024
Galerie GNG • 3 Rue Visconti • 75006 Paris
galeriegng.com